Voyage au pays de la jongle

Depuis 2010 et « M2 », son premier spectacle, la Compagnie Ea Eo nous scotche avec des créations qui mettent le jonglage au cœur du propos. Raconter des histoires, rien qu’en manipulant des balles ou des quilles? « L’idée n’est pas de coller un récit sur la jonglerie », indique Neta Oren, dans les coulisses du tout nouveau spectacle. « Nous partons de la manipulation d’objets, nous repoussons les limites, pour voir ce que cela raconte. » Pour BIOGRAPHIES, dévoilé à UP - Circus & Performing Arts quelques jours après sa création au Festival Spring, en Normandie, ouvrez grand les yeux et les oreilles : Neta Oren croise ses balles avec les mots du rappeur et comédien Pierre Laloge. « Le flow du rap et les gestes du jongleur ont un point commun : la rythmique », dévoile Neta Oren, pour un spectacle qui s’annonce aussi hypnotique que comique.
Par un beau jour bien inspiré de 2009, quatre compères ont créé la Compagnie Ea Eo. Les belges Bram Dobbelaere, Jordaan De Cuyper, Sander De Cuyper et le français Eric Longequel, rejoints en 2014 par Neta Oren, ont l’art de la définition qui fait mouche : « Le jonglage et les blagues pourries sont les 2 langages qui sont au cœur du travail de la compagnie », expliquent-ils en guise de bio. « Nous jouons à parler de tout et n’importe quoi avec ce vocabulaire particulier ». Ne vous arrêtez pas à cette coolitude : les artistes d’Ea Eo sont des bêtes de travail. La puissance de leurs créations en témoigne. Les adeptes du UP Festival se souviendront ainsi de « M2 », où l’espace de représentation se rétrécissait peu à peu au fil du spectacle, pour ne plus mesurer qu’un m2 [d’où le titre] pour un final où les quatre jongleurs, tout collés, semblaient avoir 18 bras. Avec ALL THU FUN, en 2016, la Compagnie trouvait définitivement sa patte : petite piste autour duquel le public s’installe en grande proximité, défis jonglés, virtuosité, art de l’instant présent, ironie et complicité permanente.
BIOGRAPHIES, la nouvelle création de l’équipe, approfondit encore cette veine féconde. Tout repose sur une intuition de Neta Oren : que donnerait la rencontre entre la jonglerie et les mots ? Après plusieurs années de maturation, portée par Eric Longequel à la coécriture et à la mise en scène, Neta croise les disciplines en compagnie de Pierre Laloge, dont le flow rappé vient dialoguer avec les balles jonglées. Rencontre en coulisses avec Neta, pour [presque] tout savoir de ce duo hors normes!
BIOGRAPHIES est basé sur une rencontre inédite entre rap &t jonglerie. Mais ce dialogue est plus complexe qu’il y paraît : Pierre Laloge dévoile notamment tes pensées intérieures. Comment décrirais-tu toi-même le spectacle?
C’est vrai que c’est à la fois tout simple et pas évident à expliquer, parce qu’il y a beaucoup d’éléments qui jouent ensemble ! À la base, nous sommes partis de ce langage qu’on voulait explorer : « du jonglage sur du rap ». Dès lors, la précision de l’écriture est essentielle. Le jonglage est vraiment écrit lancer par lancer, sur un « mot par mot ». En rencontrant le rap, la jonglerie développe ses aspects rythmiques et narratifs. À l’image de cette rencontre intense de disciplines, nous avons voulu raconter avec Pierre une histoire d’amitié. On entend donc les pensées de la jongleuse à travers le rap de Pierre, mais aussi un questionnement sur notre place, sur notre relation. C’est ce qui donne le pluriel à « Biographies ». Je ne voulais pas du tout que le spectacle ne parle que de moi!

Pierre Laloge donne voix aux pensées intérieures de la jongleuse, transformant les mots en un flow cadencé © Marc Lahore
Est-ce dans le même esprit « pluriel » que vous avez fait le choix d’un rappeur – et pas d’une rappeuse – pour dévoiler les pensées intérieures d’une jongleuse?
C’est un choix très clair dès le départ : on voulait que ce soit un homme qui partage les pensées d’une femme. Ce n’est pas ma voix, même si ce sont mes pensées. Cela permet une distance d’interprétation. On parvient ainsi à parler de sujets intimes, relationnels, personnels, mais en gardant – j’espère – un regard décalé. Le flow de Pierre, avec ses rimes et ses punchlines, amène une légèreté à ces sujets sérieux ou pas.
Comment avez-vous tressé les mots et les gestes? Ce doit être un véritable travail d’ébéniste!
Tout d’abord, le rap colle hyper bien avec le jonglage. Le flow et les gestes du jongleur ont un point commun : la rythmique. Il y a donc une alliance naturelle, une cadence commune. Ensuite, le travail et la sueur commencent! On a énormément travaillé sur nos écritures respectives : il faut qu’il y ait une connexion permanente entre mes gestes et ce qui est dit. Nous avons constaté par exemple que l’illustration des mots par le jonglage marchait assez bien : quand Pierre parle de tristesse, comment puis-je « dire » la tristesse avec les balles? Il ne s’agit évidemment pas de mimer, mais de trouver l’expressivité. Ou alors Pierre commente directement les passages de jonglerie : « La balle passe par la main gauche, sur la tempe, ah, elle tombe au sol. » Cela demande une concentration très intense. C’est vraiment une recherche passionnante. La musique de Jérémy Ravoux nous inspire aussi énormément bien sûr. Tout est écrit au millimètre près!
On verra d’ailleurs cela de très près : BIOGRAPHIES se joue sur le gradin circulaire de votre compagnie, qui place le public au plus proche de vous. Cette proximité est importante pour le spectacle?
Oui, elle est fondamentale. Nous avons d’ailleurs construit ce gradin spécialement pour ce spectacle, parce que nous souhaitons cette proximité, partout où nous le jouons. L’idée de cette proximité est venue depuis le début : d’une part, nous racontons des histoires très intimes, donc nous voulions que le public soit proche de nous. D’autre part, ma façon de jongler est avant tout basée sur les détails, sur les petits mouvements. Le gradin permet aux spectateurs et spectatrices de tout voir de près.

Entre complicité et questionnements, Biographies explore les liens profonds entre mouvement et langage. © Marc Lahore
Le spectacle est accessible à partir de 6 ans. Pierre a écrit 100 pages de texte! Il n’y aura pas trop de mots pour les jeunes enfants, qui accrocheront peut-être par d’autres canaux?
Exactement. De notre expérience, les enfants de 6 ou 7 ans restent accrochés au rythme, au rap, aux gestes. L’idée d’un spectacle qui puisse toucher toutes les générations est importante pour nous.
Vous créez le spectacle au Festival Spring, juste avant votre arrivée à UP – Circus & Performing Arts. Vous jouerez deux semaines dans la Black Box. Pour une Compagnie comme Ea Eo, c’est précieux de pouvoir jouer sur un temps long, à Bruxelles?

Une scénographie immersive où la lumière et les gestes créent une poésie visuelle hypnotique © Marc Lahore
Ah, mais c’est carrément génial pour nous! La Compagnie a un lien de longue date avec l’équipe de UP. Jouer deux semaines, pour un spectacle tout frais, c’est se permettre d’approfondir, de tester des choses, de continuer le travail, qui ne s’arrête évidemment pas avec la Première. Ça nous en donne le temps, c’est un cadeau!
A voir à UP Circus & Performing Arts
- Jeudi 13.03 à 20:00
- Vendredi 14.03 à 20:00
- Samedi 15.03 à 19:00
- Dimanche 16.03 à 17:00
- Jeudi 20.03 à 20:00
- Vendredi 21.03 à 20:00
- Samedi 22.03 à 19:00
- Dimanche 23.03 à 17:00
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